Mettre fin à la fétichisation et à l’effacement de la sexualité gay dans la romance MM
Note de Vicky : Peut-être l’avez-vous vu il y a quelques jours : un débat s’est fait jour sur Twitter sur la romance MM. Si le terme « fétichisation des couples d’hommes » a mis le feu aux poudres du côté des autrices et surtout des lectrices, la parole des concernés, des hommes gays ou bis a très peu été entendue. Alors, j’ai demandé à Enzo Daumier s’il acceptait de partager sa vision de la romance MM en tant que concerné. Je n’ai donc pas pu résister à poster cet article en ce premier jour du Pride Month.
Vous verrez, il a mis la barre très haut pour ce premier article invité. Il est à la fois critique sur la situation actuel, sur ce qui a mené à cette situation mais avec beaucoup d’espoir sur ce que pourrait être l’avenir du MM.
Permettez que je fasse mon coming out : je suis un lecteur avide de romances MM.
Pendant quelques mois par an (souvent à l’automne ou durant l’hiver), je me transforme même en ce que certains nomment, outre-Atlantique, un « whale-reader », un lecteur-baleine. C’est-à-dire que je peux facilement « ingurgiter » une romance par jour, parfois deux si elles ne sont pas trop longues. Je lis principalement de la production anglophone, non par dédain de ce qui se fait dans la francophonie, mais simplement parce que je vis en Angleterre et qu’il m’est plus facile et plus économique de lire en anglais.
Pour couronner le tout, il se trouve que j’écris aussi de la romance MM. Certain.e.s d’entre vous ont peut-être même lu ma trilogie Tendres Baisers d’Oxford (HQN/Indépendant). Sans être un spécialiste du genre, ma connaissance de la production MM n’est pas non plus insignifiante.
J’approche la romance MM avec trois casquettes : celle de lecteur (consommateur), celle d’auteur (producteur) et celle d’homme gay.
Cette dernière, que je le veuille ou non, colore ma vision des choses : il m’est impossible dans la société dans laquelle nous vivons de laisser ma sexualité dans la chambre.
D’ailleurs, parler de sexualité pourrait prêter à confusion : il s’agit, en réalité, d’une identité (les gays anglais disent couramment « I identify as gay », « je m’identifie comme étant un homme gay »).
Une question d’identité
Être gay, ce n’est pas préférer le pénis à la vulve (même si ça peut commencer ainsi…). Être gay, c’est vivre aux marges d’une société hétérosexuelle, c’est devoir composer au quotidien avec l’hétéronorme (cet ensemble de règles et d’attentes que tous les hétéros suivent avec plus ou moins de bonheur sans en avoir nécessairement conscience ; par exemple, se mettre en couple, aménager ensemble, se marier, avoir des enfants…).
Si on naît homosexuel, je considère, à la suite de David M. Halperin (How to be gay, Harvard University Press, 2012), que l’on apprend à devenir gay. C’est-à-dire que l’on se construit une identité qui accueille cette sexualité, toujours considérée comme déviante par certaines personnes.
C’est un processus long, souvent douloureux, dont le coming out n’est qu’une étape, parfois le début du voyage, mais jamais sa finalité. D’ailleurs, il n’y a pas un seul coming out dans la vie, mais une série de petits coming out quotidiens, que nous apprenons à gérer du mieux que nous pouvons. Nous devons accepter que nous ne rentrerons jamais dans le moule. Il nous revient d’apprendre à tracer notre chemin afin de vivre une vie heureuse.
(Ce que je dis ici peut s’appliquer plus largement à toute la communauté LGBTQIA+, mais je restreins mon propos aux seuls « cis-gays » à dessein, par souci de simplification et parce que le MM s’intéresse le plus souvent aux couples d’hommes gay.)
Pour nous permettre de nous construire, nous avons besoin de modèles. Ils sont en chair et en os (ce sont alors nos amis, nos aînés, nos mentors) ou fictifs (personnages de romans, de séries TV, etc.).
Malheureusement, les gays sont encore rares sur le petit ou grand écran, et il n’est pas aisé d’en trouver dans la littérature mainstream. Les gays sont là, évidemment, mais ils semblent être relégués aux rôles secondaires et unidimensionnels (cliché du meilleur ami gay, par exemple, faire-valoir de l’héroïne ou du protagoniste)…
Avez-vous déjà essayé d’être l’acteur principal de votre vie avec ce type de modèles ? Inutile de dire que vous n’irez pas bien loin, si c’est le cas.
Voilà pourquoi j’éprouve beaucoup de gratitude envers la romance MM, envers cette communauté active et passionnée. Grâce au MM et à son succès commercial (qui justifie l’existence de maisons d’édition spécialisées), je peux trouver une abondance d’histoires d’amour entre hommes.
Enfin, le lecteur gay que je suis se trouve représenté sur la page. Ma présence n’est plus niée. J’existe !
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Le loup dans la bergerie
Malheureusement, force m’est de constater que cette joie, ce soulagement, est souvent éphémère… car dans de nombreuses romances américaines (mais il en existe aussi beaucoup en France, ne nous leurrons pas), je découvre un monde qui n’est pas celui que je connais.
Je lis non pas une romance entre deux hommes gays (ou bis), mais une histoire d’amour hétéro, avec les attentes des hétéros qui vont avec : fidélité absolue, relation exclusive, mariage et enfants. Et même pire, la dynamique du couple se retrouve genrée et hétéronormée : un personnage assume alors le rôle du mâle (dominant, le plus souvent) tandis que l’autre protagoniste a toutes les caractéristiques féminines (et devinez quoi ? il est passif au lit…).
Alors qu’en théorie, on pourrait croire que ce genre littéraire est destiné au lecteur gay amateur d’histoires d’amour, voilà que ce dernier se retrouve exclu. Il ne s’y sent pas bien, il s’agite, il s’agace ; il éprouve le malaise que l’on ressent quand on est forcé à être le témoin des fantasmes d’autrui. Awkward…
Évidemment, tout s’explique quand on remarque que ces romans-là sont écrits, en majorité, par des femmes (parfois sous un pseudo masculin) à l’attention d’autres femmes.
Le MM comme safe space expérimental
Pourquoi éprouvent-elles le besoin d’écrire du MM ? La réponse qui m’est souvent donnée est que le MM fournit un « safe space » dans lequel l’autrice peut explorer l’amour et la sexualité avec une plus grande liberté, loin du sexisme dégradant de la romance hétéro, par exemple.
Comment les gays pourraient-ils en vouloir à ces autrices quand c’est cet argument qui est avancé ?
À titre personnel, je le comprends, je l’accepte même et je veux que la romance MM offre un refuge à toutes et à tous…
Cette explication me peine énormément, toutefois, car voilà ce que ces témoignages disent sur le monde dans lequel on vit : pour se libérer des schémas patriarcaux et du sexisme qui structure notre société, la femme hétéro considère qu’elle n’a parfois pas d’autres choix que de se faire disparaître de la romance ! Elle doit nier son existence, se retirer entièrement de l’équation…
Fétichisation du couple gay
Si une autrice souhaite investir le MM, l’utiliser comme un « safe space », elle dispose évidemment de ce droit (la dernière fois que j’ai vérifié, nous ne vivions pas sous la dictature de la velvet mafia…).
Cependant, j’aimerais rappeler que ce « safe space » doit l’être aussi pour les lecteurs gays.
Quand l’autrice raconte pendant des pages et des pages, les pratiques sexuelles de ses protagonistes, dans le moindre détail (!), elle fétichise la sexualité des gays. Elle utilise une communauté minoritaire dans le seul but de satisfaire ses fantasmes et ceux de ses lectrices. Notons que, lorsque les hommes hétéros font de même avec des couples lesbiens, la levée de boucliers est immédiate, on crie au scandale et à la perversion sexiste… La condamnation est sans équivoque. Et c’est bien normal.
Victime du sexisme de notre société, l’autrice négligente impose à un autre groupe, lui aussi victime de cette société, des pratiques sexuelles qui ne sont pas les siennes (sodomie à sec et orgasmes à répétition, anyone ?).
Sous la plume d’autrices peu scrupuleuses, le MM devient donc une forme de pornographie opportuniste, sans lien avec la réalité, qui perd toute vraisemblance. Ce faisant, la réputation du MM est mise à mal.
Le retour du refoulé
Plus grave encore à mes yeux, ces autrices imposent, certainement sans en être conscientes, des schémas hétéros sur les relations entre hommes.
Dans l’abondance de la production MM, une moralité hétéro tradi tend à s’imposer : le bonheur des gays se trouverait dans l’exclusivité, le mariage et l’adoption.
Ces autrices-là (imaginez-les : Américaines, cis-hétéro, chrétiennes et mères de famille à la maison) ne remettent pas en cause une seule seconde leur vision étriquée des rapports sociaux et partent du principe que tout le monde a les mêmes attentes dans la vie (c’est à dire : les leurs).
On en arrive au paradoxe suivant : le genre fétichise la sexualité gay, mais en même temps l’efface totalement.
Nous qui avons longuement lutté pour pouvoir aimer ouvertement qui l’on veut dans les conditions que l’on veut, voilà qu’on nous remet dans des cases hétéronormées…
Évidemment, certains gays aspirent à la monogamie, au mariage et aux enfants. Il n’y a rien de mal à ça. Je suis heureux que nous ayons cette possibilité. Je suis moi-même marié.
Cependant, la romance MM devient problématique quand les pratiques et les modes de vie alternatifs, très fréquents dans la communauté gay, ne sont pas représentés dans le genre à parts égales ; quand la monogamie exclusive triomphe, quand l’amour est réduit à une seule forme acceptable, quand la fidélité des sentiments doit se traduire invariablement par une fidélité des corps. En somme, quand la liberté sexuelle du milieu gay se trouve domestiquée, assujettie à l’hétéronorme.
(Mea culpa : ma trilogie Tendres Baisers était à ce titre très conservatrice, ce qui a créé chez moi une tension qui a longuement paralysé l’écriture de mon nouveau roman, le Youtubeur. Celui-ci est, de fait, moins conservateur dans son approche de la romance gay, plus à l’image de la communauté gay.)
Une autre vision de la romance MM
Je ne suis pas le seul auteur/lecteur qui s’agace de cette tendance du MM. De nombreuses lectrices et autrices, actives dans la communauté, partagent ce sentiment. Ainsi que d’autres lecteurs et auteurs gay, tout aussi actifs et bien décidés à se faire entendre (#OwnVoices). Je le vois dans les discussions que j’ai sur les réseaux sociaux.
Nous ne sommes pas les ennemis du MM, même quand nous le critiquons ou posons des questions qui font grincer des dents. Bien au contraire, nous l’aimons tellement que nous voulons qu’il s’améliore. Nous en faisons la promotion à chaque occasion, nous écrivons des articles, nous animons des podcasts ou des chaînes Youtube.
Je suis extrêmement sensible au travail remarquable de certaines autrices dans le genre (aussi bien en France qu’aux États-Unis). Un nombre non négligeable écrivent déjà un autre type de romance, plus nuancé, moins porteur de valeurs hétéros et plus respectueux de la communauté gay en général. Elles sont convaincues que l’amour prend différentes formes et qu’il mérite d’être célébré dans sa variété, et non dans ce qu’il a de plus conformiste. Elles s’efforcent – tâche ô combien difficile ! – de s’arracher aux schémas traditionnels de la romance, de s’éloigner de ses clichés étouffants et délétères. Elles veillent à ne pas fantasmer la sexualité des gays. Elles n’écrivent pas de la pornographie ; elles composent des histoires d’amour dans lesquelles il y a quelques scènes graphiques. Dans leurs textes, les sentiments sont rois, oui, mais ils s’expriment en toute liberté et sans jugement explicite ou implicite.
À ces autrices-là, je dis merci, car je sais qu’elles me respectent. Je leur dis : vos efforts ne sont pas faits en vain. Vous m’offrez un très beau cadeau. Vous me représentez, ainsi que mes frères, et vous enrichissez ma vision du monde. En la présence de vos personnages, je me sens moins seul et, si parfois ils font des choix qui ne sont pas les miens, je n’éprouve aucune honte à être vu en leur compagnie.
Facing the future with pride…
Le MM a beaucoup changé ces dernières années. Alors que nous sommes sur le point de débuter une nouvelle décennie, qui s’annonce comme l’âge d’or de la romance MM, je suis intimement convaincu, si nous restons attentifs et ouverts d’esprit, que nous pouvons faire en sorte que ce genre cesse de fétichiser la sexualité des gays et veillent à ne pas trop souvent reproduire des schémas hétéronormatifs.
En étant davantage inclusif dans nos représentations, en acceptant que l’amour puisse être divers et en voulant célébrer cette diversité, le genre saura attirer de nouveaux lecteurs (peut-être même davantage d’hommes !), mais aussi de nouvelles voix, qui jusqu’alors avaient le sentiment que le MM n’était pas fait pour eux.
Des pistes pour des lectures MM écrites par des concernés
Vous pouvez par exemple lire les auteurs suivants :
- Jay Bell (NdVicky : il est traduit en français chez les éditions Bookmark),
- David Levithan (NdVicky : il est traduit en français chez Hachette),
- Adam Silvera (NdVicky : il est traduit en français chez R-jeunes adultes),
- Shaun David Hutchinson,
- Patrick Ness (NdVicky : il est traduit en français chez
pleins de gensGallimard et Folio), - Jonathan Kemp (Le dernier étant à classer dans la littérature gay, mais son « London Triptych » est génialissime).
Vous avez aimé l’article d’Enzo Daumier ? Vous pouvez le retrouver sur :
J’avais mis ce billet en favoris pour le lire plus tard. Eeeeeh, un semestre plus tard, me voilà ! 🙂
Merci à Enzo pour son point de vue.
Et en lisant, j’essayais de visualiser Place Vendôme en hiver par ses yeux.
(Je n’ai pas réussi…)
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En tant qu’homme gay j’avoue être plutôt mitigé à la lecture de cet article (bien que je respecte ce point de vue). Personnellement pour moi être gay ne signifie pas devoir vivre sa vie amoureuse différement des hétéros, avec des normes morales differents (après chacun fait ce qu’il veut évidement) , ça veut simplement dire que je sors avec des hommes au lieu de sortir avec des femmes, c’est tout. Le cliché du gay qui doit « normalement » être infidèle est un cliché qui m’a beaucoup affecté dans ma vie, négativement. Vous parlez de « la communauté lgbt » dans votre article, mais beaucoup de gays comme moi ne se retrouvent pas dans cette communauté et les codes qu’elle véhicule justement, et nous ne sommes pas une minorité. Il m’arrive très souvent de lire des MM écrits par des femmes qui décrivent très bien la manière dont je vis ma vie amoureuse. À contrario je trouve les quelques own voices que j’ai lu bien plus stéréotypés et réducteurs personnelement, c’est juste qu’on change les normes et les stéréotypes pour en instaurer des nouveaux (en plaçant les relations non exclusives comme une norme par exemple) . De plus, les gays sont autant différents que les hétéros donc cette notion de own voices en elle même est réductrice, cela part du principe que parce que le livre est écrit par un homme gay il va mieux représenter mes valeurs vu que je suis gay aussi , ce qui est souvent faux. De mon expérience personnelle, en regardant ma vie est celle de mes amis gays les relations monogames restent la « norme » bien qu’il y ait plus de couples libres chez les gays que chez les hétéros, après on ne fréquente peut être pas les même personnes /le même milieu. Bref, je trouve quand même qu’il faut bien faire attention à ne pas appliquer une forme de censure concernant les romances gays qui ne sont pas des own voices (ou de généraliser des nouveaux stéréotypes en se disant qu’ils sont légitimes et qu’ils s’appliquent aux autres personnes de cette minorité sous prétexte qu’ils reflètent notre vie personnelle)
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